Gérald Sédrati-Dinet
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D'une part, les grands partis - de gauche comme de droite - ont connu de forts antagonismes en leur sein, ce qui a amené des affinités inattendues entre des parties de chaque camp. D'autre part, on a vu des positions très déterminées de la part des « petits » partis, dont les extrêmes, qui, pour des motifs différents, se sont retrouvés réunis. Enfin, ce vote - et c'est certainement sa caractéristique majeure - marque une rupture entre la représentation législative et les instances exécutives de l'Union européenne.
Alors que l'Europe s'apprête à élire son Parlement en juin 2004, tout en intégrant une dizaine de nouveaux membres, l'analyse de ces pratiques quelque peu inhabituelles nous a paru apte à refléter les esquisses du paysage politique européen qui se dessine pour l'avenir.
Alors que la procédure législative concernant la directive européenne sur « la brevetabilité des inventions mises en œuvre par ordinateur » aurait pu conduire à un consensus adopté relativement rapidement, il en a été tout autrement.
Il s'agit en effet d'une procédure de codécision du Conseil de l'Union européenne et du Parlement européen, dans laquelle le rapport parlementaire, préliminaire au vote en première lecture au Parlement, a été confié à la commission Juridique et du marché intérieur - JURI -, dirigée par la députée socialiste britannique Arlène McCarthy, après avis consultatif de la commission Culture, jeunesse, éducation, média - CULT -, dirigée par Michel Rocard, député du même groupe parlementaire européen, le PSE, et de la commission Industrie, commerce extérieur, recherche - ITRE -, dirigée par la députée EDLR Elly Plooij-Van Gorsel.
Or, les commissions CULT et ITRE ont donné des avis allant à l'encontre de la proposition initiale de la Commission européenne, en définissant des limites claires à la brevetabilité du logiciel. Au contraire, la commission JURI dans son rapport final a totalement ignoré ces avis, ne proposant que des amendements cosmétiques à la position pro-brevets logiciels de la Commission européenne et s'obstinant à favoriser une brevetabilité illimitée et une applicabilité des brevets non moins extrême.
Le vote du Parlement en séance plénière a confirmé cette configuration politique relativement inhabituelle. Les deux grands groupes européens, le PSE à gauche et le PPE-DE à droite, se sont trouvés divisés en leur sein pour aboutir à un vote par deux tiers du PSE et un tiers du PPE-DE renversant la position de la commission JURI.
Cela ne va pas sans rappeler la dernière campagne présidentielle de 2002 en France, dans laquelle la plupart des commentateurs politiques avaient souligné les convergences entre le programme social-démocrate et celui de la droite classique. Plus encore, suite à cette élection présidentielle, la même division que celle du vote européen du 24 septembre 2003, avait pu être observée au Parti socialiste, entre les tenants d'une politique de gauche plus radicale et ceux partisans d'une « gestion accompagnant socialement la mondialisation libérale ».
Sans rentrer dans le détail de cette directive, le principal danger qu'aurait pu soulever une brevetabilité sans limites du logiciel était celui qui pesait sur la libre circulation des idées. C'est sans nul doute cette conséquence sur la liberté des idées qui a entraîné une grande mobilisation des Verts européens, notamment sous la conduite de Daniel Cohn-Bendit - libéral-libertaire revendiqué. Ceux-ci ont été le principal point d'appui, à l'intérieur même des institutions européennes, pour les associations1, entreprises et scientifiques combattant les brevets logiciels, en favorisant l'organisation de débats, réunions d'informations et manifestations...
Dans cette opposition à la proposition pro-brevets logiciels de la Commission européenne, les Verts ont été rejoints par divers groupes. Tout d'abord, comme nous l'avons vu plus haut, par une partie des députés socialistes mais de manière assez timide, ayant dû composer avec des antagonismes internes, ainsi que par les libéraux de l'EDLR, voyant dans la brevetabilité du logiciel un risque de monopolisation allant à l'encontre des règles du libre échange, mais également par des groupes situés aux deux extrêmes de l'éventail politique.
L'extrême gauche, pour des motifs assez proches de ceux des Verts, s'est opposée à une privatisation des idées. En effet les brevets logiciels offrent une appropriation - accessible bien souvent aux grandes entreprises privées qui seules ont les moyens de se lancer dans cette course à la privatisation - des idées sous-jacentes à leur expression informatique. L'écriture d'un logiciel consistue une expression de la pensée comme peut l'être la littérature ou la composition musicale. Favoriser une expression particulière, telle qu'en résulte l'attribution de brevets sur une œuvre de l'esprit, revient à dénier toute légitimité à une quelconque expression alternative.
À l'extrême droite et chez les souverainistes, on peut penser que le vote a été guidé par une volonté protectionniste. En effet, la légalisation de la brevetabilité du logiciel aurait entraîné la validation de fait des quelques 30 000 brevets logiciels déjà accordés - pour le moment de manière illégale - par l'Office européen des brevets. Or les trois-quarts de ces brevets sont déposés par des firmes extra-communautaires, la plupart américaines ou japonaises. Aussi, un vote en faveur d'une limitation de la brevetabilité du logiciel participait sans nul doute à contrer la volonté impérialiste des États-Unis en matière de nouvelles technologies de l'information et de la communication - NTIC.
Ainsi, le vote sur cette directive a-t-il pu voir un rapprochement des extrêmes, bien que pour des motifs très différents, voire opposés, comme cela avait déjà été le cas, par exemple lors du référendum sur le traité de Maastricht, ou aujourd'hui dans les débats portant sur les alternatives et les oppositions à la mondialisation néo-libérale.
Je sais parfaitement qu'un grand nombre d'amendements au rapport McCarthy ont été présentés, dont beaucoup tentent de réintroduire des idées et des thèmes déjà examinés et rejetés par la commission pendant la préparation du rapport. Certains points sont intéressants mais, dans l'ensemble, je crains que la majorité de ces amendements ne soit inacceptable pour la Commission. Je suis très préoccupé par cette situation: nombre de ces amendements sont fondamentaux. Il y a une forte probabilité pour que la proposition échoue si le Parlement choisit de les accepter.Cette menace a été proférée la veille du vote, lors du débat en séance plénière, par Frits Bolkestein, le Commissaire européen à la Direction générale Marché intérieur, en charge de la directive sur les brevets logiciels. Lorsque l'on connaît l'influence des multinationales informatiques sur celui-ci2, ses avertissements dénotent la tendance actuelle de ce qu'on appelle la pensée unique à discréditer toute proposition alternative.
Les grandes entreprises des NTIC, seules bénéficiaires avec le lobby des experts juridiques d'une brevetabilité illimitée, ont applaudi et appuyé les tentatives d'accélération de la procédure3.En novembre 2002, le Conseil de l'Union européenne a pris la peine, alors que les règles des procédures législatives ne l'exigent absolument pas, d'émettre un avis précédent le vote du Parlement européen en poussant encore plus loin la brevetabilité des logiciels et l'applicabilité de ces brevets.
Le vote de la représentation parlementaire contrariant leurs desseins, ces pouvoirs tentent par tous les moyens de faire passer ce vote pour irresponsable et incompatible avec la réalité économique4.
Cette attitude peut être rapprochée de celle des gouvernements ayant voulu à tout prix éviter un débat de la représentation législative lors des décisions récentes de conduire des actions militaires au Kosovo, en Afghanistan ou en Irak, ceci quelque soit l'ampleur des manifestations de l'opinion citoyenne.
On n'hésite pas alors à affirmer que les questions soulèvent une expertise technique hors de portée de la compréhension commune. Cette technicité est révélée dans l'exemple des brevets logiciels par l'emploi du terme « invention mises en œuvre par ordinateur », masquant délibérément les enjeux d'une véritable appropriation des œuvres de l'esprit. Les partisans pro-brevets logiciels ont ainsi tenté de minimiser les effets négatifs de la directive. Mais le Parlement européen ne s'est pas laissé abusé, décelant la nécessité d'amendements renversant la directive afin que les logiciels purs ou les méthodes d'affaire ne soient pas brevetables comme cela aurait été le cas avec la proposition originale.
Il est remarquable sur ce point que cette idéologie dictée au sein du Conseil de l'UE par le groupe de travail « Propriété intellectuelle (brevets) », le soit par les mêmes personnes qui défendent les intérêts de la corporation des experts juridiques, en siégeant au sein des offices nationaux des brevets. Ceci illustre bien le fait que les pouvoirs actuellement en place sont extrêment liés aux intérêts économiques dominants.
La directive européenne sur les brevets logiciels, au delà des critiques justifiées qu'elle soulève intrinsèquement, révèle une redistribution des cartes politiques de l'UE. Les partisans pro-brevets logiciels défendent contre vents et marées leur situation, fortifiée par la défense d'intérêts économiques dominants, n'hésitant même pas à aller à l'encontre de leur politique avouée de libre échange. Lorsque les pouvoirs en place sentent leur vision menacée, la démocratie devient un danger.
À l'heure où les électeurs doivent se prononcer sur le renouvellement d'un Parlement européen élargi, il convient de s'interroger sur le pouvoir effectif de cette instance représentative. Face à l'imposition coûte que coûte d'une idéologie favorisant les intérêts économiques dominants, n'est-il pas du ressort du Parlement européen de défendre l'intérêt public ? Dépassant l'opposition classique droite-gauche, le vote du Parlement européen en septembre 2003 est-il le signe précurseur d'une volonté de voir la représentation citoyenne sortir d'un rôle jusqu'ici négligeable ?