Toutefois, cet objectif a été défini pour la valorisation de domaines techniques fondamentalement différents du logiciel. Ainsi, il apparaît intéressant de préciser plus en avant les propriétés intrinsèques d'un logiciel et de les comparer aux motivations qui ont conduit à voir dans les brevets un moteur pour la recherche et le développement de produits dans d'autres domaines.
Le premier facteur poussant à l'introduction de brevets favorisant l'innovation est le coût important de l'industrialisation des produits dans les domaines techniques traditionnels. La production en série d'automobiles ou d'appareils électroménagers nécessite la construction d'usines de montage et de production dont le coût important se révèle hors de portée de n'importe quel inventeur isolé. Si ce dernier est incapable de tirer profit de son invention parce qu'il ne peut la mettre en production, il est probable qu'il n'aura aucun intérêt à divulguer sa découverte. À l'inverse, le système de brevets lui assure qu'il gardera la propriété et le contrôle de son invention et qu'il touchera des royalties même si d'autres, possédant des usines permettant la production de masse, se chargent de l'industrialisation de son invention.
Dans le domaine du logiciel, les coûts d'industrialisation sont quasi nuls. Un logiciel peut être reproduit sans ou avec très peu de coûts marginaux. L'importance croissante de l'utilisation de logiciels libres dans les entreprises le démontre. Des systèmes d'exploitation, des serveurs et des applications entièrement libres ont pu être largement diffusés sans qu'aucune entreprise n'ait eu besoin de construire des usines pour produire en masse ces logiciels. Le mythe de l'inventeur mourant de faim parce qu'aucune entreprise n'a voulu acheter le droit d'exploiter son invention n'est justement qu'un mythe pour le développeur de logiciel. Celui-ci peut sans problème diffuser son logiciel et, de nos jours, trouver un emploi6 en vantant ses qualités, qu'il a pu mettre en œuvre dans l'écriture et la conception de son invention.
Deuxièmement, dans les industries traditionnelles, une invention correspond directement à un produit ou à un procédé de fabrication. L'inventeur de la carte à puce ne rentre en conflit avec aucune autre invention : toute carte à puce produite repose entièrement sur son invention et sur aucune autre. De même, l'invention d'un procédé pharmaceutique repose sur l'utilisation de substances chimiques données ayant des effets particuliers sur l'organisme. La combinaison des mêmes substances chimiques dans les mêmes conditions conduira automatiquement au même procédé. Si par contre on change les données en entrée, on obtiendra un nouveau procédé qui ne recoupera pas le précédent, que les effets sur l'organisme soient sensiblement identiques ou non. Si une formule chimique est brevetée, son inventeur sera propriétaire du produit la mettant en œuvre. Si un produit concurrent reprend la même formule, cet inventeur pourra sans mal faire valoir ses droits. Par contre l'utilisation de toute autre formule conduira à un autre produit qu'on identifiera facilement comme étant différent et complètement indépendant du procédé breveté par notre inventeur.
À une extrémité diamétralement opposée, un logiciel est un système complexe, comme nous avons pu le voir dans la partie précédente. Un brevet logiciel ne correspond pas à un seul produit ou procédé logiciel mais à une fonctionnalité particulière parmis les multiples composants qui forment un logiciel. Si des brevets logiciels sont déposés pour les nombreuses fonctionnalités d'un logiciel de traitement de texte et qu'un inventeur découvre et développe une nouvelle fonctionnalité, cette dernière sera complètement inutile si elle est prise isolément. Pour que sa nouvelle fonctionnalité soit mise en œuvre dans un logiciel, notre inventeur devra également reprendre toutes les fonctionnalités habituelles d'un traitement de texte. Quand bien même cette nouvelle invention serait révolutionnaire, elle devra s'intégrer parmi les composants existants du logiciel. Ainsi à un logiciel, il ne correspond pas un unique brevet, mais de multiples inventions se complétant et formant un tout les unes par rapports aux autres.
Enfin, l'innovation, en matière de logiciel, est principalement incrémentale. Chaque invention successive est bâtie sur la précédente. Si aucune invention n'avait pu permettre aux traitements de texte de voir le jour, il n'existe aucune chance pour que l'innovation révolutionnaire que nous venons d'évoquer ait été imaginée. Alors que les coûts marginaux d'industrialisation d'un logiciel sont quasi nuls, les coûts de recherche et de développement sont particulièrement élevés lorsqu'il s'agit d'optimiser les performances d'une fonctionnalité particulière. Et cette optimisation se base tout naturellement sur les travaux d'ores et déjà conduits. Internet, tel qu'on le connaît aujourd'hui, n'a pu voir le jour que par l'enrichissement des moyens inventés pour permettre la communication entre plusieurs ordinateurs. À partir de là, des applications de plus haut niveau ont pu naître pour permettre de s'échanger des courriels ou parcourir la toile. Et les protocoles et langages régissant de nos jours l'écriture de pages web se basent entre autres sur les protocoles et langages ayant mis en évidence l'utilité des hyperliens.
Les exemples peuvent être multipliés à l'envie, mais ce qu'il faut retenir est que le caractère incrémental de l'élaboration d'un système complexe comme le logiciel a pour conséquence que le système de brevets peut, à l'encontre de ses objectifs initiaux, devenir un frein pour les innovations futures. Si des brevets logiciels existaient pour les technologies à la base d'Internet, les applications permettant son utilisation actuelle n'auraient pu émerger que selon le bon vouloir des détenteurs de tels brevets et au rythme qui aurait été favorable à ceux-ci et non à la société dans son ensemble7.
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