Il convient de s'interroger sur l'objet de cette demande croissante de « protection » de la part des grandes entreprises de l'industrie logicielle. En effet, de quoi veut-on réellement se « protéger » ? Le discours habituel des entreprises et des experts en « propriété intellectuelle » répond invariablement qu'il s'agit d'empêcher les concurrents d'imiter l'invention créée par une entreprise pour la répercuter dans leurs propres logiciels.
Pourtant, de nombreuses études, parmis lesquelles on peut citer le livre Information Rules, A Strategic Guide to the Network Economy de Carl Shapiro et Hal R. Varian, ont montré que l'imitation n'était pas un danger dans le cadre du développement de logiciels. Les effets positifs de réseau sont particulièrement présents et influents dans ce domaine. On désigne ainsi le fait que le bénéfice qu'un utilisateur tire d'un produit dépend avant tout du nombre d'utilisateurs du même produit. Si une personne se sert de Microsoft Word comme traitement de texte, c'est avant tout parce qu'il s'agit du traitement de texte majoritairement utilisé. Ainsi cette personne pourra facilement apprendre à se servir de ce logiciel et échanger des documents avec d'autres utilisateurs. Une conséquence immédiate de ces effets positifs de réseau est qu'ils tendent à offrir automatiquement un monopole temporaire aux inventeurs qui ont été les premiers à implémenter leurs idées. Le temps que les concurrents imitent les idées implémentées dans un logiciel, ce dernier sera tellement répandu qu'il continuera à attirer les futurs utilisateurs. Pour exemple, il existe aujourd'hui des alternatives à Microsoft Word, comme le traitement de texte issu de la suite bureautique libre Open Office. Mais en dépit des qualités techniques, économiques et éthiques supérieures de ces alternatives, les nouveaux acheteurs de traitement de texte continuent de se tourner vers le produit le plus répandu. On fait souvent référence à ce principe par l'expression « First mover takes all » : le premier qui bouge, ramasse tout.
Il faut ensuite comprendre que lorsque plusieurs entreprises sont en concurrence sur des produits avec des fonctionnalités similaires, elles tirent leurs avantages de leur capacité à offrir un service meilleur que leurs concurrents. Peu importe qu'un concurrent imite les idées implémentées dans votre logiciel, si le service que vous offrez autour de ce logiciel est meilleur, l'avantage sera conservé. Il s'agit particulièrement de savoir différencier ses propres produits et de connaître ses clients et leurs dispositions à payer. On peut par exemple, après une étude de marché, décider de commercialiser deux versions d'un même produit, l'une pour le grand public avec un prix attractif mais des fonctionnalités réduites et un autre à destination des entreprises, certes plus onéreuse mais avec d'avantage de fonctionnalités, un support ou une assistance plus développés ou un contrat de maintenance faisant profiter des futures évolutions. L'important n'est pas ici de vendre un maximum de produits mais bien d'offrir l'accès à des fonctionnalités et des services au plus grand nombre possible d'utilisateurs.
Enfin, Shapiro et Varian soulignent le fait que la conquête d'un marché ne passe pas par la défense acharnée des droits de « propriété intellectuelle », mais au contraire par la recherche d'alliances et de coopérations permettant le développement de standards. Une entreprise peut effectivement tirer tout avantage des effets positifs de réseau, précédemment évoqués, en nouant des alliances avec ses concurrents, ce qui permettrait à un standard d'émerger et ainsi conforter l'utilisation des technologies innovantes mises en jeu.
On voit ainsi que l'imitation par un concurrent d'une fonctionnalité logicielle peut constituer un avantage et donc que la « protection » de cette fonctionnalité, qui justifierait l'octroi d'un brevet logiciel, pourrait même s'avérer contre productive.
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